La semaine se termine avec une belle primeur, soit un article tout frais signé de la plume de notre collaborateur Gaétan Forest. Cette fois, notre ami nous conduit dans le secteur de Lanaudière, plus précisément dans le coin de Saint-Jean-de-Matha et Saint-Félix-de-Valois. Le texte inédit prend les airs d’une captivante enquête où s’entremêlent des pièces à conviction comme un mystérieux calendrier, une correspondance datant des années 40, ainsi que des personnages riches en histoire comme des maîtres de poste, un artiste-peintre et un photographe. Un immense merci à Gaétan qui passe un nombre d’heures incalculable à scruter des archives afin de trouver le moindre indice permettant de faire avancer le dossier du Répertoire des ponts couverts du Québec d’hier à aujourd’hui.
La pièce manquante : le sujet d’un tableau
Lors de la révision du Répertoire des ponts couverts du Québec d’hier à aujourd’hui dans le but de localiser précisément la position géographique des structures dans le comté de Joliette (31), je suis arrivé à la conclusion que le pont du Moulin (61-31-07), sur la rivière Blanche, à Saint-Félix-de-Valois, était probablement une chimère ou tout simplement le résultat d’une confusion avec une autre structure déjà inscrite à ce répertoire. 1
L’inscription de ce pont au répertoire avait été faite d’après une copie d’une lettre écrite le 13 juin 1948 par un dénommé M. Lownsbrough, de Hemmingford, Québec, et destinée à Richard Sanders Allen, de Round Lake, NY. Le passionné des ponts couverts qu’était monsieur Allen effectuait des recherches afin d’en faire l’inventaire sur le territoire québécois. Alors maître de poste à Round Lake, l’Américain entrait en contact avec ses homologues canadiens, convaincu que le responsable local de la distribution du courrier était souvent au fait de l’existence de telles structures dans sa localité. Son contact d’Hemmingford mentionnait avoir vu un calendrier de l’année 1948 dans lequel était publiée une reproduction d’une œuvre picturale réalisée par l’artiste-peintre Thomas Hilton Garside A.R.C.A., et identifiée The Covered Bridge, Rivière Blanche, St-Félix de Valois, Qué. 2
Thomas Hilton Garside (1906-1980), originaire de Dunkinfield, Angleterre, a émigré au Canada avec sa famille en 1914. Il a d’abord pris des cours du soir en art au Monument National auprès de Edmond Dyonnet et de Adam Sheriff Scott. Il a par la suite continué sa formation à la Art Association of Montréal. L’artiste peignait principalement des scènes de paysages de la région Laurentienne, de Charlevoix, des Cantons de l’Est et de la Gaspésie. Il avait aussi transporté son chevalet dans des régions hors Québec comme Terre-Neuve et Cape Cod, Massachusetts. Ses médiums préférés se composaient principalement de couleurs à l’huile, mais aussi de pastels et de dessins au crayon. L’artiste a exposé au Stevens Art Gallery en 1945 et au Continental Galleries en 1949 et en 1955. Membre de L’Académie Royale Canadienne des Arts à partir de 1945, il exposait régulièrement dans les salles de cette institution mais aussi à la Ontario Society of Artists et il participait à des symposiums printaniers annuels de la Art Association of Montréal. Thomas Hilton Garside résidait à Westmount. Les sites Web d’art confirment l’existence d’au moins trois œuvres de l’artiste montréalais illustrant un pont couvert. L’une d’elles, portant le titre The Covered Bridge, a été mise à l’encan le 17 juin 1997. Aucune représentation de ces œuvres n’étant disponible sur le net, on ne peut donc pour l’instant identifier les ponts représentés. Le mystérieux pont du calendrier de 1948 figure-t-il parmi les trois œuvres picturales ? 3
Rien n’indique qu’à la suggestion de son correspondant monsieur Allen a par la suite contacté le maître de poste de St-Félix-de-Valois pour en savoir plus au sujet du pont de cette municipalité, car en effet, on en entendra plus parler.
Aucune rivière Blanche ne figure aux cartes couvrant le territoire de Saint-Félix-de-Valois. Une rivière de ce nom traverse le territoire des municipalités de Ste-Marcelline et de St-Ambroise-de Kildare, avant de sortir du comté de Joliette pour s’écouler dans le comté de Montcalm. Mais les ponts identifiés sur son parcours étaient soit en bois découvert, soit métalliques.
À tout hasard, j’ai fait l’étude approfondie des sites de ponts sur le parcours de la rivière Bayonne s’écoulant sur le territoire de Saint-Félix-de-Valois, car les Abénaquis appellent ce cours d’eau Ôbamasek, ce qui signifie « au poisson blanc ». J’ai identifié des ponts de bois ordinaires et des ponts métalliques mais aucune source ne mentionne l’existence passée de ponts couverts. Près de Saint-Félix-de-Valois, la rivière Bayonne est alimentée par les ruisseaux de la Perdrix et du Bras Nord-Est, des cours d’eau tributaires dont le débit était suffisant pour alimenter un moulin à leur confluence et où des ponts couverts auraient pu être construits sur les chemins d’accès selon la coutume. Toutefois, aucun lien avec une quelconque « rivière Blanche » ne peut être actuellement établi dans le secteur. Par ailleurs, dans son ouvrage Les ponts de la rivière Bayonne et de ses affluents, publié en 2015, l’auteur Louis Trudeau ne mentionne aucun pont couvert sur le parcours de la rivière Bayonne et de ses affluents à travers le territoire de Saint-Félix-de-Valois. Certainement pas un pont couvert qui aurait pu exister vers 1948. 4
Il faut garder à l’esprit que les images d’un calendrier, comme celui de 1948, ou même les cartes postales, peuvent parfois propager des erreurs.
L’énigmatique pont couvert de Saint-Félix-de-Valois ne figurait pas à la liste des ponts couverts compilée par le Ministère des Travaux publics du Québec en 1948, sur laquelle on retrouvait 5 ponts dans le comté de Joliette, soit :
61-31-02 : rivière Mattawin, St-Guillaume-Nord (avant 1923-1963)
61-31-03 : Du Petit-Quatre, rivière Noire, rang 4 lot 20 (route 131), Ste-Émélie-de-l’Énergie (date inconnue-1951)
61-31-04 : Du Rang St-Pierre, rivière Noire, St-Jean-de-Matha, route 337 (avant 1935-1954)
61-31-05 : Des Dalles, rivière L’Assomption, Ste-Béatrix, sur la route de St-Côme à St-Jean-de-Matha (chemin des Dalles) (1887-1956)
61-31-13 : Du Rang St-Joseph, rivière Noire, Ste-Émélie-de-l’Énergie, rang St-Joseph, lot 28 (route 131) (1910-1950)
Dans la liste des ponts couverts produite par le Ministère des Travaux publics du Québec en 1952 il ne restait plus que les ponts numéros 31-02, 31-04 et 31-05. Par contre, bien qu’alors existants, certains ponts ne figuraient pas sur les listes ci-haut mentionnées. Ce sont :
61-31-01 : Venne, rivière l’Assomption, St-Côme (1928-1979) (le seul pont qui apparaîtra sur la liste TP de 1962, mais Joseph D. Conwill y ajoutera à la main le pont 61-31-02)
61-31-09 : Beaulieu, rivière Noire, St-Jean-de-Matha (vers 1909-après 1958)
61-31-18 : Rouge #2, rivière l’Assomption, Ste-Béatrix (1932-1958)
61-31-19 : Belleville, rivière l’Assomption, St-Alphonse (1922-1959)
61-31-20 : Pont Noir, rivière l’Assomption, St-Alphonse (1924-1951)
Le pont Beaulieu (61-31-09), ci-haut indiqué en rouge, va attirer mon attention comme suspect potentiel.
Dans la municipalité de Saint-Jean-de-Matha, on trouve certains indices comme le Chemin de la Rivière Blanche. Cette voie de communication relie le rang Saint-Pierre (route 337) au hameau appelé Village-des-Geoffroy. Sur son parcours se trouvait le pont couvert Beaulieu (61-31-09) qui enjambait la rivière Noire près du site du moulin exploité par Joseph Beaulieu. Ce pont construit vers 1909 existait encore en 1958. Fait à noter, on observe à l’écran Google Maps le toponyme « Rivière-Blanche » affiché un peu au nord-ouest du site du pont couvert Beaulieu. En fait, la rivière Blanche est un petit cours d’eau qui prend sa source au lac Canard, au nord du territoire de Sainte-Béatrix, et qui coule vers le sud-est pour entrer sur le territoire de Saint-Jean-de-Matha. Alimenté par plusieurs ruisseaux, il déjà gagné en débit en passant au Village-des-Geoffroy, à la jonction du chemin de la Rivière-Blanche et du chemin du Lac Croche, avant de venir grossir la rivière Noire qui arrive du nord-est un peu en amont du site du pont couvert Beaulieu.
Ce petit pont couvert situé dans un bel environnement était certainement assez photogénique pour inspirer un artiste et figurer sur un calendrier d’époque. La photo ci-jointe date de 1958. Elle serait de Georges-A. Driscoll (1903-1969). Ce photographe qui était originaire du Nouveau-Brunswick était à l’emploi du gouvernement du Québec, d’abord pigiste de 1947 à 1956, puis employé permanent de 1956 à 1968. On lit dans la description du Fonds G.-A. Driscoll : Une partie importante des images de Driscoll illustre le Québec rural, touristique et champêtre des années quarante et cinquante. Un autre lot porte sur la vie familiale, des congrès de photographes et surtout sur les activités du Driscoll Institute, école privée de secrétariat à Québec où sa femme était directrice-fondatrice: bals, portraits d’étudiantes, voyages, etc. Les photographies de George A. Driscoll sont de grande qualité et ont été utilisées dans nombre de publications touristiques et promotionnelles sur le Québec ainsi que dans diverses expositions aux États-Unis ainsi qu’en Belgique.
Les quelques indices maintenant exposés favorisent une association de l’image du calendrier 1948 avec le pont du Moulin Beaulieu (61-31-09) qui se trouvait sur le chemin de la Rivière-Blanche, près du lieu-dit « Rivière-Blanche ». Le nom « Du Moulin » prend alors tout son sens. L’image du calendrier 1948 était peut-être un dessin ou une peinture de T. H. Garside reproduite sous forme de lithographie. On retrouve sur le site Web Artnet.com la mention d’un tableau de Garside intitulé « The Covered Bridge », mais sans aucune mention du lieu illustré. Cette œuvre vendue aux enchères le 17 juin 1997 n’est malheureusement plus montrée sur le Web. 5
Un exemple d’une œuvre de Thomas Hilton Garside illustrant un pont couvert québécois est une toile à l’huile réalisée durant les années 1960 à Saint-Urbain, en Charlevoix. Il s’agit du pont du Raccourci (61-14-01), sur la rivière du Gouffre. Ce magnifique tableau a été vendu aux enchères en 2014, un événement qui a fait l’objet d’un billet au blogue Les Ponts couverts au Québec, le 8 décembre 2014. 6
Les rivières du Nord, du Diable et Ouareau, dans la région laurentienne, ont été le sujet de nombreuses toiles de Thomas Hilton Garside. Les localités de Saint-Jovite (Tremblant), Morin Heights et Rawdon sont représentées. Une preuve démontre que l’artiste a aussi trouvé l’inspiration dans le secteur du pont Beaulieu, dans la vallée des rivières Blanche et Noire. Un crayonné en technique mixte sur papier, sans date, intitulé « Saint-Jean-de-Matha », l’atteste. Il s’agit d’un paysage boisé avec un cours d’eau s’écoulant dans un décor glacé au cœur d’une vallée. L’œuvre a été vendue en 2020. 7
Il est à espérer que la pièce manquante imprimée sur le mystérieux calendrier de 1948 sortira de l’ombre un jour afin que ce dossier soit élucidé. L’art documentaire est une source inestimable d’informations sur le patrimoine historique d’une région et favorise la préservation de la mémoire du Québec.
Gaétan Forest, 18 janvier 2021
Références :
1- Répertoire 2019 Les ponts couverts du Québec d’hier à aujourd’hui. Compilation par Gérald Arbour et Gaétan Forest. Blogue Les ponts couverts au Québec.
2- Lettre de M. Lownsbrough, Hemmingford, Québec, à Richard Sanders Allen, Round Lake, NY, 13 juin 1948.
3- Sites Web d’encan d’art Artnet.com et Invaluable.com (dossier Thomas Hilton Garside).
4- Les ponts de la rivière Bayonne et de ses affluents, Louis Trudeau. Collection Les Richesses du Parcours. Organisme des bassins versants de la Zone Bayonne, 2015.
5- Site Web Artnet.com (dossier Thomas Hilton Garside).
6- Billet du 8 décembre 2014 dans le Blogue Les Ponts couverts au Québec.
7- Site Web Canadian Art price index (artpriceindex.ca) (onglet Thomas Hilton Garside)
Note : les conditions d’utilisation des images des sites Web d’art ne nous permettent pas de montrer des exemples des superbes oeuvres de Thomas Hilton Garside mentionnées dans cet article.