Afin de célébrer l’arrivée officielle de l’été, voici un billet qui tombe à point. Il s’agit d’un texte inédit écrit par Gaétan Forest il y a une quinzaine d’années. Originalement prévu pour le Pont’âge, le texte n’y a finalement jamais été publié. Le pont Étienne-Poirier a fortement inspiré Gaétan, tout comme ses souvenirs d’enfance. Le billet du jour est illustré par un dessin réalisé par Gaétan et qui avait servi à l’époque pour la page couverture du livret Les ponts rouges du Québec, un item devenu de collection. Laissez-vous bercer par les mots de Gaétan, et bon été 2014…
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Atmosphères d’une journée dans l’existence d’un vieux pont de bois
par Gaétan Forest
Un pont couvert caché au détour du chemin dans une campagne encore endormie. L’aube blafarde s’infiltre peu à peu entre les interstices de ses planches disjointes. Des rayons de lumière inquisitrice passant du violet au bleu azur puis au blanc éclatant balaient lentement la charpente du pont, explorent ses moindres recoins. Levé avec sa gueule de bois, le pont baille aux corneilles. Les noirs oiseaux, du haut de leurs envolées matinales, semblent railler le paresseux encore englué dans sa torpeur. Au loin, des vaches font écho à l’invitation du fermier de passer à l’étable pour la traite. Beuglements d’approbation d’un troupeau qui commence à remuer. La brise encore timide transporte des effluves d’urine de bovidés. Le chant d’un coq lointain annonce la matinée.
C’est le temps des foins. Le réveil saccadé des machines se mesure au travail sage et régulier des chevaux. Le pont étire ses flancs rouges au dessus du vide. Sa tôle réchauffée, puis dilatée par une réverbération solaire déjà intense, la toiture émet de joyeux crépitements. Sous la complaisance de quelques nuages attardés, ses solides chevrons protègent des nichées d’oiseaux. Hirondelle à front blanc, hirondelle des granges, des cousines qui se voisinent à l’ombre des larmiers. Leurs chassés-croisés acrobatiques sont interrompus un moment par le passage d’un vieux camion en route pour sa run de lait. La poussière soulevée dans le sillage de l’intrus se dépose lentement sur les poutres. Le tapageur disparu au loin, les habitants ailés retrouvent le calme et leur nichée. L’atmosphère du passé règne à nouveau entre les portiques.
Le vieux bois patiné a enregistré le temps dans les sillons de ses fibres. Une oreille attentive entendrait encore l’écho des pas des chevaux répercutés dans les membrures du pont. Elle écouterait les ricanements de quelques garnements s’amusant à lancer des cailloux, à faire des ricochets sur l’eau et à effaroucher les grenouilles sous le tablier. Un nez fin humerait encore les odeurs de moisson et de crottin de cheval emprisonnées dans le bâti. Des yeux observateurs découvriraient le butin de foin arraché aux charrettes trop téméraires par les contreventements chapardeurs.
L’image des lambris défraîchis par le temps s’inverse dans un cours d’eau nonchalant que la brise légère réussit à peine à rider. Il fait chaud. À l’ombre invitant du tablier, des alevins viennent trouver un peu de fraîcheur. Un chien assoiffé les disperse soudainement. Avec la régularité d’une horloge, un moucherolle phébi fait une navette patiente entre le rivage et une petite amphore de boue collée aux lambourdes, le nid qu’il fera douillet pour y accueillir sa dulcinée et ses rejetons.
La brise s’en va se coucher en même temps que le soleil. Le ciel est en feu. Un « plouc » discret trahit le dandinement d’un petit flotteur rouge et blanc dans le courant tranquille. Un pêcheur à la ligne, assis sur une bille de bois, taquine le poisson pendant que les maringouins s’adonnent au vampirisme. Quelques grenouilles et rainettes commencent leurs vocalises du soir. Un concert nocturne est sur le point de commencer. Le monde des batraciens sera en liesse.
Des chapelets de lumière s’éteignent un à un dans les étables du rang Quatre. Un glapissement de renard à l’orée du bois alarme les petits rongeurs qui regagnent aussitôt leur monde souterrain. Son train fini, un homme engagé retourne chez lui sur une vieille bécane. Le crépitement des pneus sur le gravier de la route le précède aux approches du portique. Puis le son de roulement sur le tablier trahit son passage entre les deux rives. Alors que le bruit s’éloigne à la sortie, les petits fantômes rassurés sortent des charpentes et le silence revient hanter le pont. Des mouches à feu attisent leurs scintillements amoureux, certaines médusées par la réflexion intermittente de leur petit phare sur l’eau. La nuit venue, un grand duc vient se percher sur le pignon du toit pour son guet nocturne, attendant peut-être l’occasion de glacer le sang du passant attardé.
Vie d’pont!…
Wow superbe texte
Félicitation
Je suis bien heureux que ce texte vous a plu. Merci beaucoup !
Gaétan Forest