Ponts disparus : Le pont de la Compagnie à East Angus

Collection : Gérald Arbour

La semaine se termine par un autre petit bijou d’article signé de la plume de notre ami Gaétan. Cette fois, nous prenons la direction d’East Angus où nous découvrons le Pont de la compagnie, un nom qui fait tout son sens comme vous pourrez le découvrir en lisant l’article. L’anecdote du tir à la corde entre les habitants des 2 rives vous fera très certainement sourire. Un immense merci à Gaétan pour les heures incalculables qu’il met à chercher des informations historiques afin de rédiger ces captivants billets. Rappelons que vous pouvez tous les relire, ainsi que les chroniques de Gérald, en consultant la section Chroniques: Histoire de ponts. Le blogue sera de retour mardi.

LE NORD ET LE SUD

par Gaétan Forest

En janvier 1884 la corporation municipale du canton Westbury avait lancé un appel d’offres pour la construction d’un pont sur la rivière Saint-François à East Angus. Ce jalon sur la ligne ferroviaire du Québec Central était déjà à l’époque un centre dédié à l’industrie forestière. Avant la fin de l’automne, la population pouvait s’enorgueillir d’un beau pont couvert à deux travées de type Town simple (61-18-20). Remplaçant un bac, ce pont faciliterait la communication avec Cookshire. La proximité du complexe industriel de William Angus, rassemblant la scierie et les usines de la Royal Paper and Pulp Mills, le dépôt et sa voie ferrée, le barrage, conférait à ce site un caractère exceptionnel. 1

La Compagnie Royal Paper Mills, East Angus. Dans HISTORY OF COMPTON COUNTY; AND SKETCHES OF THE EASTERN TOWNSHIPS, DISTRICT OF ST.FRANCIS AND SHERBROOKE CTY, L.S. Channel 1896. rééd. 1975, page 231.

La rivière Saint-François divise la ville de East Angus en deux parties, ce qui tout naturellement crée des rivalités. On en parlait depuis longtemps ; la fierté des citoyens du côté nord devrait se mesurer à celle des gens du côté sud sous forme d’une compétition amicale de tir à la corde. En cette journée froide du 3 janvier 1893, quelque 500 spectateurs se sont rassemblés au pont couvert de la Compagnie, lien significatif entre les rives. Les compétiteurs s’alignent sur le pont. Chacune des équipes est composée de 12 hommes triés sur le volet. Du côté nord, des hommes dont la taille moyenne est de 6 pieds avec un poids moyen de 180 livres, et du côté sud, des hommes dont la taille moyenne est de 5 pieds 7 pouces avec un poids moyen aussi de 180 livres. Trois lignes transversales tracées sur le plancher du pont délimitent le point de départ et la zone que les belligérants ne devront pas dépasser. Un chiffon noué sert de repère sur le câble. L’excitation est à son comble au moment du signal. Pendant un moment, une force de traction soutenue des deux côtés maintient le chiffon dans la zone neutre. Puis, on croit que les plus costauds sont sur le point de céder. L’instant d’après, ils sont traînés au-delà de la ligne adverse par les plus petits opposants. Après un bref moment d’hésitation, les acclamations fusent, car la foule était plutôt convaincue que l’équipe des petits n’était pas de taille contre l’équipe des costauds, qui s’étaient vantés de ne faire qu’une bouchée de leurs adversaires. Les hommes s’alignent sur le pont une seconde fois. Au signal donné, les gars costauds luttent férocement pour sauver leur honneur et remporter cette manche, mais sans succès car encore une fois leurs hardis et vigoureux adversaires les tirent au-delà de la ligne. L’équipe du sud remporte le match au milieu des hourras, des bravos et des applaudissements soutenus de la foule. Le capitaine E. Gorham, de l’équipe gagnante, est alors porté en triomphe. Il avait été convenu que l’équipe défaite devait payer le souper aux adversaires victorieux à l’hôtel East Angus. Ce qui est fait le soir même. Un correspondant anonyme sympathisant de l’équipe du sud relatait les événements de la journée dans le Compton County Chronicle du 11 janvier 1893.

Pont de la Compagnie, East Angus (61-18-20). Dans HISTORY OF COMPTON COUNTY; AND SKETCHES OF THE EASTERN TOWNSHIPS, DISTRICT OF ST.FRANCIS AND SHERBROOKE CTY, L.S. Channel 1896. rééd. 1975, page 229.

La victoire des uns exacerba la susceptibilité des autres. Un compétiteur vaincu dénonçait l‘iniquité de la joute dans l’édition suivante du journal. Le Sud avait, certes, remporté les honneurs mais le correspondant, sous le pseudonyme North Side Tug of War (tir à la corde du côté nord), écrivait que l’intention de départ était de faire de ce sport viril une épreuve juste et équitable, et de déterminer quel quartier de la ville était le plus fort. L’entente préalable stipulait de faire trois essais et de changer les équipes de bord à chaque fois. Les hommes du nord, disait-il, avaient pris position et l’arbitre leur avait donnés instruction de commencer à tirer au compte de trois. Par un quelconque malentendu, George Arkley, le juge de ligne de la « supposée équipe gagnante », avait donné le signal de tirer avant même que l’équipe du nord ne soit prête. L’arbitre avait décidé que ce tir était injuste et que le juge de ligne n’était pas autorisé à donner le signal. Les équipes s’étaient mises en place une seconde fois et au signal, l’équipe du sud tira de nouveau l’équipe du nord de leur côté de la ligne. Lorsque l’arbitre avait demandé d’intervertir les côtés, l’équipe du sud s’y était opposé, protestait le concurrent amer, sans doute parce que la partie nord du pont était couverte de glace, tandis que la partie sud offrait une belle grande surface de bois propre sur laquelle s’appuyer. Les Nordistes avaient demandé aux Sudistes de sortir du pont afin de donner aux deux équipes des chances égales sur la surface glacée, mais ces derniers avaient refusé. L’opposant vaincu annonçait maintenant que le Nord était prêt pour un match de revanche et disposé à affronter n’importe quelle équipe d’hommes que le Sud pouvait rassembler, et il faisait savoir que l’épreuve ne serait guidée que selon des règles justes. Et que les plus forts gagnent !

Pont de la Compagnie, rivière Saint-François, East Angus. Photo : carte poste Ebay.

La réplique de George Arkley suivra dans l’édition du journal de la semaine suivante. Il se dit désolé que le résultat de la souque à la corde ait chagriné certains sympathisants du côté nord. De plus, il se sent pointé du doigt comme responsable de leur défaite. Toute personne le connaissant bien sait qu’il favorise avant tout l’esprit sportif et la bonne humeur lors de ces joutes amicales. L’équipe du sud l’avait choisi comme juge de ligne. Le capitaine E. Gorham avait tiré à la corde avec ses équipiers, comme l’avait fait le capitaine adverse, et tant résolument que son dos en fut endolori pendant des jours. Quant aux supposées ententes préalables, Arkley n’en avait jamais entendu parler avant l’épreuve. Et même si on prétendait que son signal avait été quelque peu prématuré au premier essai, le second était correct, comme l’arbitre lui avait signalé. Les hommes ont refusé de tirer une troisième fois parce qu’ils considéraient avoir inscrit les deux meilleurs essais de trois et George Arkley ne croyait pas utile de mettre en pièces des gens pour le plaisir. Il avait eu vent d’un commentaire de l’arbitre que les deux bouts du pont étaient aussi bons l’un que l’autre. Bien sûr, à ce moment l’équipe du nord était certaine de gagner. Le correspondant frustré dit jeter le gant à tous les intéressés du côté sud de la Saint-François, mais pour sa part, Arkley ajoute qu’il ferait équipe avec les mêmes compétiteurs, et qui, dans les mêmes conditions, auraient tout autant de chances de gagner l’épreuve. Il trouve déplorable qu’un jeu amical ne puisse avoir lieu sans tant de controverse et que des gens fomentent la discorde entre des voisins qui aspirent à vivre en harmonie et en paix. 2

Rien n’indique dans la presse locale que la revanche souhaitée a eu lieu, mais fort probablement que l’activité sportive a perduré.

Après 38 ans de service, le pont de la Compagnie commençait à montrer des signes de faiblesse. Les autorités l’ont déclaré dangereux et sa démolition a été inscrite à l’agenda. La couverture du pont a été enlevée au printemps 1921 et la charpente ainsi allégée a servi de passerelle temporaire le temps que soit terminée la construction du pont de remplacement. La vieille structure a été démolie en juillet 1922. Le pont Taschereau, une structure métallique construite par la compagnie MacKinnon Steel Limited de Sherbrooke, a été inauguré officiellement en août 1923. 3

Pont Taschereau, rivière Saint-François, East Angus, construit en 1922. Photo : Y. Deguise, 1942. BAnQ E6,S7,SS1,P5480.

Gaétan Forest, mars 2017.

Références :

1- The Sherbrooke Weekly Examiner, 5 décembre 1884 ; plan de ville East Angus, Que, par Charles Edward Goad, 1906. BAnQ ; The Mills of East Angus, par Jody Robinson, Sherbrooke Record, 14 mars 2016 ; le chemin de fer du Sherbrooke Eastern Townships & Kennebec entre Sherbrooke et Westbury fut ouvert en 1874 et acquis par le Quebec Central l’année suivante. L’entreprise William Angus & Co., fondée en 1881 par l’Écossais William Angus, devint la Royal Paper and Pulp Mills en 1891, qui fut acquise par la Brompton Pulp and Paper Company en 1907.

2- Compton County Chronicle, 11 janvier, 18 et 25 janvier 1893.

3- Le Progrès de l’Est, 1er avril, 15 juillet, 16 septembre et 2 décembre 1921 ; idem, 17 février, 17 mars, 19 et 26 mai, 7 et 20 juillet 1922 ; le pont Taschereau était constitué de 2 étages : le tablier supérieur était réservé à la circulation publique alors que celui du bas était à l’usage exclusif de la Brompton Pulp and Paper Company.

8 réflexions sur « Ponts disparus : Le pont de la Compagnie à East Angus »

  1. Pierre Duff

    Il semble y avoir une petite erreur sur l’une des cartes postales de la page du pont de la compagnie. La carte colorée fait mention du pont aux environs de 1930, mais le pont aurait été démoli en 1922.

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  2. Gilles Ménard

    Un bijou d’écriture, bien référencé. Les gens d’East Angus et les autres vont sûrement apprécier. Quel talent !

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    1. Pascal Auteur de l’article

      Merci pour ton commentaire Gilles. En effet, nous sommes choyés de pouvoir compter sur la collaboration de Gaétan.

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  3. Christian bergeron

    Je cherche la date de construction de la maison que j ai acheter et son histoire soit le 9 angus sud
    Je la vois sur une de vos photo avec le pont couvert

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  4. Josée Bibeau

    Je ne connaissais pas cette petite histoire bien que je suis originaire d’East Angus c’est vraiment le fun de découvrir toute c’est anecdote merci beaucoup

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